J’ai évoqué à plusieurs reprises l’histoire des bas, avec un tropisme particulier pour le bas nylon. Le porte-jarretelles s’est imposé au début du XXe siècle pour tenir des bas de soie, puis de rayonne. Juste après la Seconde Guerre Mondiale, la soie et la rayonne ont été remplacées sur les jambes des femmes par le nylon, plus solide, qui permettait d’atteindre des finesses de fil impensables avant. Sans concurrence : le dispositif régnait en maître absolu. Gaines, guêpières ou porte-jarretelles se trouvaient dans toutes les commodes, la vision d’une femme rattachant son bas ne provoquait pas d’émoi particulier : elle était banale.
Sont arrivées les années 60, avec de nouvelles modes. Coqueline et André Courrèges, Mary Quant, ont proposé aux femmes une nouvelle manière de s’habiller, en raccourcissant les jupes, en piochant dans le vestiaire masculin. Et les distributeurs automatiques de bas qu’on trouvait dans les rues pour parer à un accident de se faire remplacer par des distributeurs de Coca Cola, la santé publique y a perdu, mais pas autant que la sensualité. Au milieu des années 60 commença une longue éclipse : certaines femmes n’avaient pas abandonné leurs bas, mais en général elles étaient plutôt âgées. Ou alors elles avaient compris que si elles avaient abandonné cet objet, bon nombre d’hommes en rêvaient encore.
Années 70, le frémissement. Si la fin de la décennie précédente a vu le triomphe incontesté du collant, dans la deuxième moitié de celle-ci a vu le bas revenir timidement par la fenêtre. Chantal Thomass et Fabia Rosa le ramenèrent dans leurs collections, rendant érotique cet accessoire devenu dispensable. On l’apercevait au Palace, qui recevait le tout Paris et un peu plus, on recommençait aussi à l’apercevoir hors de la capitale. En 1977, Patrick Lauret fonda un petit club qui serait promis à une belle activité dans les années suivantes : le Club 50-60.
Années 80, le retour. Dans la création et les clips musicaux — voir ceux de Lio, la Fille aux bas nylon de Julien Clerc, les clips de ZZ-Top, le glam metal qui accompagnait d’improbables tignasses peroxydées de danseuses munies de bas et porte-jarretelles. Stéphane Collaro et ses sculpturales « Coco girls » — ma grand-mère disait qu’il était « bête », mon grand-père n’en ratait pas une miette, personne ne demandait au petit garçon que j’étais d’aller voir ailleurs pendant ces émissions. Benny Hill. Madonna. Le Club 50-60 trouvait son rythme de croisière, qui a permis à quelques passionnés de maintenir la flamme. Vers la renaissance, vers un premier renouveau. Le bas revenait discrètement, par la petite porte.
Les années 90 ont vu une évolution intéressante : je ne parle pas des publicités Aubade (de toute façon, on avait eu Scandale avant !), je parle des projets de Gerbe de stopper la production de bas à l’ancienne, les collections d’Yves Saint Laurent et le Club 50-60 ne suffisant apparemment pas à rendre la production rentable. Projets arrêtés par un amateur fortuné qui s’est engagé à racheter l’intégralité de la production : Gerbe allait continuer à vendre son Carnation, la toute nouvelle Sodibas les vendrait sous le nom « Past Perfect ». À ce niveau, nous entrons dans l’histoire intime de quelques personnes avec qui j’ai pu échanger, une histoire que j’avais effleurée de très loin, à l’époque, avant de m’en éloigner, j’espère ne pas les trahir. La naissance de Sodibas a provoqué une émulation autour du showroom dédié, géré en commun avec Cervin. Ce timide retour de la pratique n’a pas empêché Claude Nougaro, à la fin de la décennie, de se demander où étaient les bas1.
Les années 2000 furent celles d’un fort retour de la pratique : le New Burlesque allait propulser l’usage des bas à l’ancienne hors des cabarets, le phénomène pin-up commençait à exploser. Sur la scène parisienne, c’était la grande époque du Paris Boogie Speakeasy, le showroom Sodibas/Cervin. Plus au sud, l’Arsoie, maison mère de Cervin, retrouvait un métier à tisser ancien, puis un autre, et réussissait à les remettre en service. Le web évoluait : la décennie avait commencé avec des sites complets, statiques, qui nécessitaient d’avoir quelques connaissances techniques pour la mise en place, mais vite complexes à gérer. Pendant cette décennie sont apparues deux nouvelles pratiques : d’abord les blogs, permettant de tenir un journal, de publier régulièrement, sans forcément connaître les détails techniques. Ensuite, vers 2006, d’obscurs sites commencèrent à faire parler d’eux et à faire concurrence aux blogs : Facebook, YouTube, Twitter (futur X) un peu plus tard. Le site internet était monolithique : le rédacteur rédigeait, s’il en avait les compétences il laissait un livre d’or à destination des visiteurs. Le blog était encore assez vertical : un rédacteur, des commentateurs. Ces nouveaux moyens étaient beaucoup plus dynamiques, horizontaux, ils allaient rencontrer un grand succès.
Dans les années 2010, on vit quelques changements. En France la petite communauté qui s’était construite autour du Paris Boogie Speakeasy se sépara. Gerbe, entreprise du patrimoine vivant, à enchaîné les difficultés tout au long du XXIe siècle, elle disparut finalement en tant que marque à la fin de cette décennie, son savoir-faire et ses machines si spécifiques heureusement transféré à Cervin. La même chose arriva à Sodibas, sur la note plus positive d’une mission accomplie. Les blogs continuaient leur petit bonhomme de chemin, les frontières entre blogs et plateformes sociales étant poreuses certaines personnes existaient dans les deux mondes. Les bas, dans tout ça ? Un peu banalisés, mais aussi largement invisibles. Mais avec toujours leurs adeptes. Et, pour ceux qui connaissaient, des sites et boutiques permettant d’acheter bas et porte-jarretelles de qualité.
Quels changements dans les années 2020 ? Le Brexit a des conséquences sur ce petit marché, certains sites ne pouvant plus se fournir, d’autres ne pouvant plus vendre assez dans un marché devenu plus réduit. Des blogs ferment, d’anciennes égéries raccrochent leurs porte-jarretelles, ou ne dévoilent plus leurs jambes gainées en public, de nouvelles prennent le relai, peut-être. Les réseaux sociaux sont devenus un moyen pour les blogs, pour les personnes de se faire connaître. Habitude a été prise de consommer de la petite phrase. Les concepts compliqués — textes de plus de 200 signes, passé simple, subjonctif… — sont laissés de côté : trop longs, trop d’efforts.
En point d’orgue, invasion de contenus générés automatiquement, textes mais surtout images, de plus en plus difficiles à distinguer des vrais. Peut-on continuer à rêver à des vraies femmes quand une IA peut nous en générer une image plus vraie que nature, correspondant parfaitement à nos fantasmes ? Peut-on continuer à rêver à de vraies relations, quand un système informatique montre une écoute, une empathie, une compréhension difficiles à trouver en bio ? Peut-on seulement envisager de parler à une personne d’un autre sexe d’un autre genre quand tout nous crie partout qu’il est toxique, qu’il est dominateur, qu’il est manipulateur ?2
2025. Le monde change, il l’a toujours fait. Pendant ces changements, malgré ces changements, certains rêvent encore d’un « âge d’or » qu’ils situent dans les années 1950, ou 1980, ou 2000… L’horloge ne s’arrête pas, elle tourne, inlassable. Les années à venir signeront-elles la fin ou un renouveau ? Peut-être que si, collectivement, nous résistons aux manipulations algorithmiques, peut-être que si, collectivement, nous réussissons à affirmer notre préférence pour le monde réel sur le monde virtuel, pour les rencontres et les échanges avec des intelligences naturelles qui, peut-être, ne seront pas d’accord sur tout mais pourront faire briller une lueur dans nos cerveaux, alors on peut garder espoir. Pour les bas ? Aujourd’hui, on en fabrique encore, en utilisant les mêmes méthodes qu’aux temps mythologiques. Regardons vers l’avenir, et espérons !
Pour illustrer cet article précis, je ne pouvais qu'utiliser une photo NylonPur ! Merci à lui, et merci à lui pour sa relecture et ses commentaires qui m'ont évité d'écrire quelques bêtises.

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