La quintessence du bas

Je me suis rendu compte, au hasard de mes pérégrinations vers l’Ouest… pardon, sur les intertubes, que la question des définitions que je pensais réglée depuis mon billet sur le sujet était en fait loin de l’être. Comme disait l’autre :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez

Obéissons donc au poète, il était loin d’être sot et a assurément tiré sa maxime non seulement de sa raison, mais aussi de son usage ! Je ne reviendrai cependant pas sur toutes les définitions, je considère que les mots « bas » ou « nylon » sont acquis, je voulais me pencher sur un mot en particulier, un mot qui fleure bon la culture locale française, mais qui n’a semble-t-il pas fait les frais des travaux de la commission de terminologie (j’ai cherché pour vérifier, mais n’hésitez pas à aller y voir par vous-même) : le mot « fully fashioned ». Je reconnais qu’une traduction littérale en français ne donne rien de très compréhensible : qui irait acheter des bas « entièrement façonnés »…? On trouve sur d’anciennes pochettes la mention : « diminués et proportionnés ». Elle est explicite, mais un peu lourde. Bref, restons-en au terme anglais, il a en plus le bon goût d’être généralement accepté1.

Un bas fully fashioned, c’est quoi ? En un mot… c’est le Graal ! Enfin, pour le fétichiste, c’est ce qui se fait de mieux, c’est aussi ce qui se fait de plus rare. Plusieurs raisons à ça, mais commençons par le commencement.

La production

J’ai évoqué à plusieurs reprises l’Histoire des bas sur ce site, notamment à travers mes reprises d’articles NylonPur. Si vous avez raté ces épisodes, il n’est pas trop tard pour vous rattraper, je prévois de les garder en ligne aussi longtemps que je pourrai conserver mon hébergement. Pour faire court : jusqu’aux années 1950, les seuls métiers à tisser qu’on savait produire pour fabriquer des bas étaient des métiers linéaires, qui tissaient les bas à plat. Pour terminer le bas après tissage, il était nécessaire de le coudre pour le fermer, couture qui était en général placée sur l’arrière. Cette technique de tissage à plat imposait quelques contraintes sur le produit fini, contraintes qui font aujourd’hui l’intérêt de ces bas. J’y reviendrai un peu plus loin.

Dans le cours des années 50, le progrès technique a fait son office : de nouveaux métiers à tisser ont fait leur apparition, des métiers qui ne tissaient plus les bas à plat, mais de façon circulaires. On ne récupérait plus une sorte d’écharpe qu’il fallait fermer, mais on récupérait directement un bas en sortie de machine. Ces métiers ont été largement adoptés par les fabricants, au point de pousser la plupart d’entre eux à mettre leurs anciens métiers linéaires à la ferraille. Ils avaient de nombreuses qualités : un débit de tissage largement plus important – les machines linéaires étaient capables de tisser environ 30000 bas par an, qui avaient besoin d’être finis à la main. Je n’ai plus les chiffres en tête, mais les métiers circulaires sont plus rapides, fournissent un produit qui est plus proche du produit fini et ont en plus, depuis les années 60, bénéficié de la R&D des constructeurs pour améliorer encore leurs performances, là où les métiers linéaires sont restés « coincés » dans les années 50. Bref, ils n’ont laissé aucune chance aux braves métiers linéaires.

Et pourtant… pourtant, quoi qu’on en dise, les productions de ces deux types de machines n’ont rien à voir. Une des raisons tient, je pense, aux aiguilles utilisées : un métier circulaire utilise le même nombre d’aiguilles sur tout le bas. Un métier linéaire utilise plus d’aiguilles dans les endroits larges, et moins dans les endroits étroits. Une cheville est plus fine qu’une cuisse, là où le métier circulaire utilisera 400 aiguilles pour ces deux parties, un métier linéaire en utilisera jusqu’à 1000 pour la cuisse, et 200 pur la cheville. Le résultat est un bas qui est tissé précisément selon les proportions moyennes de la jambe, et qui la suit encore mieux.

Les caractéristiques

Un bas Fully Fashioned, donc un bas tissé sur un métier linéaire, présente quelques caractéristiques liées à la manière de le produire :

  • la plus évidente est la couture, nécessaire pour le fermer. Celle-ci est ajoutée manuellement.
  • la deuxième en termes d’évidence est le trou de serrure, œillet ou keyhole, qui est une ouverture dans le revers, au droit de la couture. Celui-ci donne au revers son confort sur la cuisse.
  • la troisième est plus discrète : de chaque côté de la couture, le long du mollet, on trouve une rangée de picots.

Des coutures, vous en verrez peut-être assez facilement. Elles ont souligné les jambes des femmes pendant quelques dizaines d’années entre les années 1920 et les années 1950. En pratique elles étaient indissociables d’une jambe habillée jusqu’à l’arrivée des métiers circulaires : pendant la pénurie de bas causée par la seconde guerre mondiale, certaines femmes se teignaient les jambes et y dessinaient une couture au crayon. Cette présence a laissé des traces, au point que les fabricants se sont mis à ajouter une fausse couture pour faire comme si… Cependant, qui dit « couture » ne dit pas « FF », loin s’en faut ! Aujourd’hui, on trouve des couture sur des bas et collants classiques, qu’ils soient en pur nylon ou avec de l’élasthanne2 : il est très facile d’ajouter un motif « couture » à un produit.

La couture, le talon français, mais pourtant… il s’agit d’un collant de Dim !

Le trou de serrure, soyons honnête, vous avez peu de chances de le voir : sa position le réserve plus ou moins à l’intimité, donc soit vous en portez (dans ce cas, je ne crois pas avoir à vous enseigner grand chose…), soit votre conjoint(e) en porte (même remarque, vous devriez connaître votre affaire). Sinon, la probabilité que vous en voyiez dans un lieu public est proche de 0. Sauf à être aidé d’un farfadet facétieux, ça s’est vu. Ou à essayer activement de regarder ce qui se trouve sous les jupes des dames, ce qui relève de la muflerie la plus basse et que je ne saurai encourager.

Un magnifique gros plan sur un trou de serrure / œillet, où on voit très bien les deux épaisseurs de voile autour de l’ouverture.

Au passage, mon ami NylonPur veut que j’insiste bien sur un point très, très important : vous verrez sans doute des tutos disant que la jarretelle arrière doit être attachée dans l’axe de la couture. Attention, sur un FF, dans l’axe de la couture, il y a l’œillet, et l’œillet, c’est un point fragile : c’est la seule partie du revers où il n’y a qu’une seule épaisseur de voile, et c’est une partie qui concentre les contraintes sur ses côtés. En bref, une jarretelle ne doit jamais, jamais, jamais y être attachée. Au-dessus : d’accord. D’un côté ou de l’autre : parfait. Dedans : vous avez tout faux, recommencez !
À titre personnel, j’avoue ne pas faire attention à cette histoire d’alignement entre la couture et la jarretelle quand j’en porte – mais n’ayant pas de miroir dans la pièce où je m’habille, et n’étant pas moi-même contorsionniste, ça s’explique. Par contre, ce que j’essaie de faire dans la mesure du possible, c’est d’avoir mes jarretelles attachées au droit de leur point d’attache au porte-jarretelle. Et, bien entendu, hors de l’œillet, je ne voudrais pas me fâcher avec lui pour ça. Ni endommager mes jolis bas, bien évidemment !

[Ajout post-publication initiale]
Le même a aussi ajouté une précision en commentaire, que je me dois de reprendre ici : la méthode de tissage d’un bas FF permet au producteur des fantaisies de tricot dans le sous-revers, qui sont impossibles sur des bas produits avec des métiers circulaires. Comme il s’agit du sous-revers, c’est aussi une partie qui, en général, ne sera pas visible. Un motif de ce type est visible sur la photo ci-dessus, avec 2 rangées parallèles de tricot ajouré.

Dans la couture, juste au-dessus de l’œillet : c’est valide !

Restent les picots. Ceux-ci sont très caractéristiques, et sont à un endroit difficile à cacher pour une personne qui assume suffisamment de porter des bas pour porter des FF : sur ses mollets. En pratique, ils sont l’élément qui vous permettra à coup sûr de savoir si vous êtes en présence de bas FF, ou d’un ersatz – où par ce terme je désigne tout vêtement qui n’est pas un bas FF, du bas nylon classique au collant dont j’ai montré un exemple plus haut.

Notez les deux rangées de picots, bien visibles sur les mollets de chaque côté de la couture. Autre caractéristique visible sur cette photo : les plis, on est en présence d’un vrai bas nylon, qui aurait besoin d’être un peu réajusté.

J’ai négligé un point important dans mes éléments caractéristiques, la raison étant qu’il n’est en fait pas caractéristique du tout. Pas plus que la couture, en tout cas : le talon. Celui-ci sera cousu de motifs variés, les plus connus sont ceux qu’on appelle talon français, qui remonte en pointe le long de la couture, ou le cubain qui finit en rectangle. La variété est grande, en pratique, mais comme je l’ai déjà dit, si tous les bas FF ont un talon, tous les bas avec un talon ne sont pas des FF, pour prendre un exemple dans aller chercher trop loin, Cervin propose souvent ses talons et coutures en 2 versions : une FF et une RHT. Voir par exemple les gammes Tentation / Séduction (talon français), Tenue de Soirée/ 5e Avenue (talon Manhattan). L’honnêteté m’oblige à ajouter que certains bas FF n’ont pas de talon clairement visible : voir chez Cervin la gamme Chelsea, sans semelle ni talon et où, du coup, on ne voit que la couture.

Guide des talons Gio, il s’agit ici uniquement de FF. Notez que la couture se poursuit jusqu’à sous la semelle.
Détail de la jonction couture / talon d’un bas RHT Cervin Séduction (messieurs, ne vous excitez pas, c’est ma main qui est dedans). Notez que sur ce bas la couture, ajoutée, s’arrête sur le haut du talon. Il s’agit de l’ancienne génération de ce bas, avec la version actuelle je crois que la couture va jusqu’au bout du pied.

La matière

J’ai failli oublier de parler de matière : un bas FF est en nylon. Il pourrait éventuellement être en soie ou en rayonne. La deuxième n’est, à ma connaissance, plus utilisée par les fabricants sérieux. Il reste possible d’en trouver dans des brocantes, après tout ils étaient courants dans les années 30, mais ils ont la réputation d’être très fragiles, il n’est pas sûr que beaucoup aient survécu. Quant à la soie je crois que la seule entreprise au monde capable de produire à la fois des bas de soie et des bas FF aujourd’hui est Cervin. Leur gamme « soie » ne propose à ce jour que des bas RHT : a priori si vous trouvez un bas FF en soie, il a toutes les chances d’être un bas de luxe des années 30 aux années 50. Au passage, je connais 3 entreprises, dans le monde, qui ont conservé la capacité à fabriquer des véritables bas FF3 : Cervin, Gio et Secrets in Lace. Les commerçants qui vendent des bas FF à leur marque les font produire par un de ces 3 fournisseurs, par exemple ceux de What Katie Did viennent de chez Gio. Retour à la matière : le nylon. C’est une fibre très résistante à l’abrasion, mais c’est une fibre de base très peu extensible : un bas nylon sera relativement rigide et fera des plis au niveau des courbes, même s’il est très bien tendu. C’est normal, contrairement à une idée répandue ce n’est pas inesthétique – ça reste relativement discret de toute façon. Et surtout, c’est encore un point que les connaisseurs sauront apprécier, tout en évitant soigneusement de vous importuner à ce sujet. Ces plis marquent un bas nylon, pas forcément un FF.

Il découle de tout ce qui précède que pour avoir un vrai « look » 1950, le bas FF est indispensable : c’était le seul disponible à l’époque. Un bas ou collant couture simple permettra de faire illusion de loin, même s’il ne saura tromper un connaisseur. Veuillez noter, mesdames, qu’une personne capable de reconnaître un bas FF quand vous en portez dans un lieu public sera en général une personne qui saura vous respecter pour votre choix et ne vous importunera pas. Finalement, le principal problème du bas FF, c’est qu’il s’agit d’un produit très technique, les personnes capables de le produire sont rares, de même que les machines. Ça en fait un produit plutôt cher : comptez au-moins 30€ pour une paire en période de promotions, certaines séries montent bien plus haut. Les remmailleuses travaillaient à réparer ces bas, quand on en trouvait encore…

Les personnes intéressées pourront avec profit écouter les informations données par cette dame, sur la chaîne NylonPur :

Récapitulatif

Un petit tableau pour résumer :

CollantBas normalBas nylonBas FF
Talonpossiblepossiblepossibleen général, oui
Coutureajoutéeajoutéeajoutéeobligatoire
100% nylonnonnonouioui
Picotsnonnonnonoui
Œilletnonnonnonoui

Cas pratique

Un petit exercice pour terminer : saurez-vous déterminer si la dame, sur cette photo, porte des bas couture classiques, des bas couture en nylon ou des bas FF ?

N’hésitez pas à me proposer votre réponse, si possible en la justifiant.

Je demande juste au photographe et à sa modèle de s’abstenir de répondre, c’est trop facile pour eux.

  1. Blague à part, en version française, on peut simplement parler de « bas à diminution », j’en resterai à Fully Fashioned dans cet article mais dans des articles ultérieurs je passerai à la version française, qui me semble tout de même plus évocatrice. ↩︎
  2. le vrai nom du produit vendu par DuPont sous la marque Lycra ↩︎
  3. ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas d’autre, juste que je ne connais à titre personnel que ces 3. ↩︎


6 réponses à « La quintessence du bas »

  1. Merci beaucoup pour toutes ces informations !
    Comme qui dirait, j’aurais eu connaissance de certains détails, j’aurais pu offrir des bas de qualité à mes amies quand j’étais plus jeune 😁.
    J’apprécie beaucoup aussi l’humour qui s’en dégage, ça fait du bien 🙏😃

    Quand on y réfléchit, c’est hallucinant le nombre de détails (machines, recherches, savoir-faire des ouvriers, etc.) qu’il y a derrière un seul bas…
    Un ‘urbex’ d’une autre manière…

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    1. C’est clair que la quantité de savoir-faire qui se trouve derrière un bas est impressionnante, j’ai prévu de faire une recension d’un article académique très intéressant sur ce sujet, qui met notamment l’accent sur ces savoir-faires spécifiques que l’Arsoie / Cervin a su préserver et mettre en valeur.
      Si vous voulez approfondir un peu sur ce côté « industriel », vous pouvez aller lire l’article que j’avais republié de NylonPur sur l’Arsoie, c’est une interview un peu ancienne de Serge Massal (le PDG de l’entreprise), à laquelle j’ai ajouté des liens vers des vidéos plus récentes. Il est ici : https://chemindesoie.fr/2024/02/17/arsoie-une-entreprise-familiale/

      Et sinon, si vous voulez vous interroger sur la quantité de savoir faire et de connaissances nécessaire pour les objets les plus banals du quotidien, avez-vous vu la vidéo de Milton Friedman sur le crayon ? Si non, vous pouvez en trouver une copie ici, elle est édifiante : https://www.youtube.com/watch?v=SDUB4Pw39sg

      Sur le fait de disposer d’informations avant d’en acheter… je dois avouer que c’est une des raisons d’être de ce site : donner les informations qui permettent de choisir des produits de qualité, en connaissance de cause. Et, plus spécifiquement pour les hommes, les inciter à un peu d’empathie vis-à-vis des personnes qui en portent. Ce sont les informations que j’avais trouvées à l’époque sur ousontlesbas (dont j’ai repris des articles dans la catégorie NylonPur), malheureusement trop tard pour en profiter avec ma copine d’alors…

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  2. Cher ami, vous avez ma bénédiction pour las explications les conseils et les images. On pourrait ajouter aussi que le bas FF permet aussi de tricoter des ajourés dans de sous-revers. Cervin l’a fait (et le fait encore sur certains bas je pense au Havana), Gerbe ne le faisait pas. Cette option donne un look plus rétro au bas. Bien évidemment les ajourés ne doivent pas être confondus avec les points de diminution au niveau du mollet et du haut de la cuisse. Les premiers sont esthétiques, les seconds fonctionnels. Merci de continuer à faire un récolement encyclopédique de tous ces savoirs !

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    1. C’est toujours intéressant d’avoir un connaisseur dans la place : je n’avais pas fait attention au fait que ces ajourés sont spécifiques aux bas FF, je les avais effectivement bien remarqué sur les Havana, et je viens de vérifier, ils sont présents aussi sur les Tentation. Bien entendu, mes Séduction et mes 5e Avenue, qui sont RHT, n’en ont pas. Je crois que je vais faire une petite mise à jour de l’article dans la journée 😃

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  3. […] Rappel sur les caractéristiques d’un bas à diminution : tissé sur un métier à plat, il présente sur l’arrière, du bout du pied au sommet du revers, une couture en général assez épaisse. Au niveau du revers, autour de la couture, on voit une large ouverture qu’on appelle communément « keyhole« 2. De parts et d’autres de la couture sur la cuisse et le mollet, on remarque des picots, les points de diminution, liés au nombre variable d’aiguilles utilisées pour tisser le bas. J’en parle en détail dans cet autre article. […]

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