Cet article est très largement tiré, voire recopié, de l'article suivant, dont je n'ai conservé que les parties concernant l'Arsoie/Cervin :
Lisa Caliste et Nicolas Pierrot, « De l’usage des machines patrimoniales dans l’industrie contemporaine. Deux exemples textiles en Occitanie : L’Arsoie et Les Toiles du Soleil », Patrimoines du Sud [En ligne], 11 | 2020, mis en ligne le 10 mars 2020, consulté le 03 juin 2024. URL : http://journals.openedition.org/pds/3552 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pds.3552
Si le sujet des "Toiles du Soleil" vous intéresse, ou si vous voulez pouvoir lire les très nombreuses sources et références, je vous invite à aller consulter l'article original. Je ne suis lié ni aux auteurs de cet article, ni à aucune des personnes qui y sont mentionnées.
Introduction
C’est article questionne l’utilisation de machines patrimoniales dans le cadre de l’industrie contemporaine. Il s’intéresse à deux entreprises de la région Occitanie : l’Arsoie et les Toiles du Soleil, qui utilisent toutes les deux des machines considérées comme obsolètes. De mon côté je ne vais garder ici que des parties concernant l’Arsoie, après tout, c’est celle qui concerne mon sujet !
Qui dit « machines patrimoniales » évoque, sans le dire, des défis importants dans un cadre industriel. Comment assurer un accès aux pièces détachées ? Comment assurer la transmission des savoir-faire nécessaires à l’usage et a la maintenance de ces machines ? Comment gérer l’obsolescence ? Repousser les limites de l’usure ? Dernier point, non des moindres : pourquoi dépenser autant d’énergie à conserver ces anciennes machines, notamment dans le contexte de l’industrie textile européenne, en restructuration et plus ou moins en crise permanente ?
Je ne reviendrai pas sur l’histoire de l’Arsoie, je l’ai déjà évoquée en long et en large ailleurs. Laissez-moi sauter directement au milieu des années 1990. À cette époque, l’entreprise relance la production de bas de soie sans couture, qui avait disparu, et cible dans un premier temps les États-Unis. Une première commande arrive en 1996, en jouant sur le prestige de la matière et la nostalgie d’un produit ancien. La soie, à l’époque, était importée d’Asie et moulinée dans l’Ardèche (aujourd’hui, ce moulinage se ferait plutôt en Italie, même si des tentatives sont en cours pour ramener une production de soie dans les Cévennes), les bas étaient tricotés sur des métiers circulaires, dans un diamètre de 3 pouces ¾ qui permet de travailler aussi bien le nylon que la soie. En 1999, Serge Massal acquiert deux métiers rectilignes afin de développer des bas en soie et nylon avec couture et talon. Au début des années 2010, il entreprend de développer la marque maison, Cervin.
Il obtient en 2011 pour son entreprise le label « Entreprise du patrimoine vivant », label renouvelé en 2018. Dans un souci de conservation du patrimoine, il demande aussi en 2016 l’inscription de deux métiers Reading au titre des monuments historiques, inscription obtenue en 2019. Cette inscription apporte des contraintes légales, mais aussi une protection en plaçant ces métiers à tisser sous la double égide des ministères de l’industrie et de la culture. Cette démarche d’inscription s’accompagne d’un changement dans la diffusion des produits : depuis 2013 l’entreprise prend directement à sa charge la vente de ses produits via Internet, laissant de côté la vente en boutique et la vente à travers les grandes marques.
Travailler sur des machines anciennes
Des génération de métiers : de l’acquisition à l’utilisation
Plusieurs générations de métiers coexistent dans les ateliers de l’Arsoie, offrant à la fois un conservatoire des techniques successives, de la mécanique à l’électronique, et un exemple d’intégration de ces métiers anciens dans une chaîne de production contemporaine. Le parc de machines de l’Arsoie comprend 3 métiers rectilignes à bas, 60 métiers circulaires à bas, 30 métiers circulaires à vêtements et une trentaine de machines à coudre. Il faut ajouter aux 3 métiers cités ci-dessus 2 autres métiers rectilignes de fabrication française, datant du début du XXe siècle, qui ne sont pas utilisés car jugés peu productifs1.
Ces métiers rectilignes sont les seuls permettant de confectionner des bas suivant le procédé « fully fashioned », dont l’ajustement, le maintien, la transparence et la qualité uniforme sont uniques et impossibles à reproduire avec des machines modernes. L’ancien directeur technique, Jean-Luc Auvachez, rappelle qu’il n’existe pas de machine polyvalente : « tout article a sa machine, il n’y a pas de secret, on ne peut pas tout faire, il n’y a pas de machine polyvalente ». Les deux premiers métiers linéaires ont été trouvés dans le Gard à une vingtaine de kilomètres de Sumène. Le premier défi a été de transporter ces machines de 17m de long pour les amener dans les ateliers de l’Arsoie.
Une fois les métiers installés, il a fallu les mettre en service. Leur technologie n’était pas inconnue dans la région, à la fin des années 1950 les ateliers de Sumène en comptaient 20 à 25. 3 anciens bonnetiers de Sumène ont mis leurs connaissances au service de cette remise en marche. Elle a nécessité 18 mois de travail et de recherche de pièces détachées dans le monde entier. En 2008 est arrivé un autre métier Reading automatique à 30 sections, en jauge 422. À cette date, l’atelier de Sumène compte 3 métiers Reading : 2 automatiques et un manuel.

Enfin, l’atelier principal abrite une série de métiers circulaires, dont les premiers, mécaniques, ont été remplacés par des métiers semi-électroniques acquis dans les années 1980/1990 – incluant des Santoni EJ16 à cassette. Il s’agit des premiers métiers introduisant l’électronique dans les machines à collants.
Questions de formation
Jean-Luc Auvachez, ancien directeur technique de l’Arsoie, résume en quelques mots sa carrière : « Moi, j’ai tout fait. ». Celle-ci est typique de l’évolution des carrières dans les métiers textiles durant la deuxième moitié du XXe siècle. Diplômé d’un CAP de mécanique générale, il commence comme mécanicien chez Garnier-Luneau, à Montceau-les-Mines. À la suite du rachat de matériel provenant d’une usine de Troyes, il se forme aux métiers Reading dans la même entreprise : « j’étais avec deux mécaniciens qui m’ont appris le boulot et ils m’ont lâché tout seul. Après, ça s’est su, et Gerbe m’a contacté (…) Ils m’ont dit « ne vous inquiétez pas, ici c’est comme à l’armée, on recommence tout à zéro ». Donc je suis redescendu, pendant un an j’ai appris les fils, les jauges, les aiguilles (…) après vous passiez bonnetier, après vous passiez aide-mécanicien, vous passiez mécanicien, vous passiez technicien, chef d’équipe et j’ai fini au BE (…) J’avais la tête au plafond, j’étais en recherche et développement ». Il intègre alors, en 1996, les ateliers de L’Arsoie où il transmet à son tour ses connaissances avant d’envisager son départ à la retraite : « j’ai fait des cassettes, j’ai fait des vidéos (…) les réglages, je leur ai fait voir ». Parmi ces tours de main, l’un d’eux s’applique aux métiers à tricoter circulaires : il consiste à positionner chaque aiguille en deux temps, afin d’aligner les 473 aiguilles d’un cylindre de 3 pouces ¾. Ce geste technique, « les trois-quarts des gens et les jeunes ne le font pas, parce que ça ne va pas assez vite ».
Dans tous les cas, la formation en école est insuffisante, la grande majorité du personnel est formée sur le tas. Une fois formée, la main d’œuvre se déplace entre les bassins bonnetiers stéphanois, ardéchois et cévenols, comme en témoignent les parcours de Jean-Luc Auvachez et d’Éric Liozon. Le premier a été formé au sein de la maison Gerbe, à Montceau-les-Mines, tandis que le second a appris le métier, à Valence, auprès des anciens bonnetiers de la Maison Montagut. Actuellement, deux employés, Alexandre Volhuer et Éric Liozon, ont été formés pour travailler sur les métiers fully fashioned et détiennent ce savoir-faire spécifique. Une bonne partie des compétences est empirique, comme en témoignent les propos de Jean-Luc Auvachez : « ça c’est le savoir que j’ai depuis des années. C’est tout. Quand la machine a un souci, je sais que je vais en mettre un peu plus ici, sinon on ne va pas y arriver ». À la question « un peu plus de quoi », le secret demeure : « Eh bien… un peu plus d’avance ou un peu plus de retard, un peu plus de tout, un peu plus de quelque chose parce qu’elle a pris du jeu ». Au-delà de ces connaissances difficilement transmissibles car acquises par l’expérience, les métiers à tisser à navette, comme les métiers à tricoter rectilignes, requièrent des notions de mécanique afin de prévenir et de réparer les pannes : « pour faire un bon diagnostic, il faut faire comme un médecin (…) vous dites « c’est ça » puis vous commencez à toucher. C’est tellement précis qu’après, vous ne vous en sortez plus, donc si vous avez une panne vous prenez trois [hypothèses], c’est ça, ça ou ça, et puis sur les trois que vous avez il faut essayer de trouver, de mettre le doigt dessus le plus rapidement possible et taper juste ».
La difficile équation du « patrimoine vivant » : obsolescence et productivité
Repousser les limites de l’usure et de l’obsolescence
Alors que leurs équipes travaillent sur des machines anciennes dont les modèles ne sont plus construits, les chefs d’entreprise et les directeurs techniques rencontrés posent un regard objectif, d’une part sur l’usure inévitable des machines – conduisant à leur possible déclassement –, d’autre part sur leur possible obsolescence, c’est-à-dire sur la difficulté de les « réactiver » face à l’évolution de l’environnement technique. Afin de retarder l’usure et le risque de déclassement, une première stratégie partagée est celle de l’entretien régulier et minutieux des machines, notamment de leur graissage : entretenir pour faire perdurer l’outil de travail. La protection des deux métiers Reading intègre d’ailleurs la boîte à outils, accessoire considéré comme indispensable à l’utilisation des machines. Un consensus existe au sujet de la maintenance des métiers des années 1930-1940 : « là, c’est plus facile, ce n’est que de la mécanique, donc ce sont souvent des dents de pignon qui cassent, ou des choses comme ça ». La seconde stratégie consiste à se doter d’un personnel compétent, pouvant réaliser des réparation mécanique. Ainsi, le personnel de l’entreprise inclut un mécanicien. Un problème se pose toutefois quand il est nécessaire de remplacer une pièce.
Ce problème a conduit le responsable de ce patrimoine à développer une stratégie de conservation des anciens métiers, dits réformés. Elle se décline en deux points. En premier lieu, ces métiers révoqués à la suite d’une panne non réparable peuvent être « vampirisés » – je ne suis pas sûr que cette remarque s’applique au cas spécifique de l’Arsoie. Second point, les pièces détachées sont amassées méthodiquement. Lorsque Serge Massal reprend la production des bas à couture sur des métiers rectilignes, la plupart des machines ont déjà disparu. Comme il le rappelle avec humour, il a « dû écrire cinq kilos de fax pour faire fonctionner les métiers fully fashioned, courriers adressés à des petits fournisseurs, à des gens qui avaient une pièce détachée par-ci, par-là ». Cette recherche a porté ses fruits : « maintenant on a ce qu’il faut, on ne cherche plus, on a 3 tonnes de [pièces détachées] c’est-à-dire on a jusqu’à l’an 4 000 normalement ». Une grande partie de ces pièces provient des établissements Montagut et témoignent, là encore, des liens tissés entre les différents bassins bonnetiers du Sud de la France. Le problème est encore plus complexe pour les métiers circulaires, en 3 pouces ¾, datant du milieu des années 1980, dont la programmation passe par le biais de cassettes à bande magnétique : « on a récupéré tout ce qu’on a pu sur le marché (…) parce que vous savez que derrière il n’y a rien, plus de pièces (…) vous êtes obligé d’emmagasiner ».
Un défi de taille : augmenter la productivité
La productivité de la machine ancienne, en volume, est bien inférieure à celle des nouveaux modèles. Chaque métier rectiligne automatique fournit 180 paires de bas par jour alors qu’un métier circulaire en livre 120 paires par jour, l’usine de Sumène en comptant 60.
Dans un contexte de forte concurrence où la vitesse de production est améliorée par de multiples innovations techniques, une question se pose pour les gestionnaires du patrimoine technique : comment moderniser l’outil de travail tout en respectant la machine, gage d’une production traditionnelle et support – en complément du produit – de l’image de marque de l’entreprise ? Les réponses du chef d’entreprise et de l’ingénieur textile viennent étayer la remise en cause par les historiens, ces dernières décennies, de la linéarité des transformations techniques et confirmer la coexistence des générations techniques, comme le rôle de l’adaptation comme pratique inventive. Pour l’entrepreneur, « il n’y a aucune raison de changer quelque chose qui fonctionne ». Les métiers sont donc utilisés pour leur valeur intrinsèque : ils permettent de fabriquer un produit dans la tradition. Pour la directrice technique, la question se pose autrement : est-il possible d’améliorer les machines anciennes ? Pour les métiers à navette et ratières, la conception même du mécanisme d’origine ne permet pas d’intégrer des technologies récentes telles que la programmation sur cartes électroniques. Dans les ateliers de Sumène, les interventions sur les métiers anciens sont minimes. Sur les métiers Reading à bas, elles concernent essentiellement l’élaboration de chaînes pour la confection de nouveaux produits, type écharpe, caraco et slip en soie. L’hybridation technique, même à la marge, existe cependant. Construits dans les années 1950, les métiers circulaires à vêtement ont été récemment modernisés par l’ajout de cartes électroniques, élaborées par l’électronicien de l’entreprise Arsoie afin d’arrêter le métier en cas de défaut.
À Sumène, le président d’Arsoie opte pour une conservation officielle et encadrée par le ministère de la Culture, d’une partie de son outil de travail. En faisant le choix radical du « tout machine ancienne », il doit multiplier le nombre de machines pour augmenter son volume de marchandise et répondre à la demande. Actuellement, il est à la recherche de nouveaux métiers rectilignes automatiques afin d’accroître sa production et prospecte pour cela en Alsace. Par ailleurs, il vient d’acquérir deux métiers Reading à pull, auprès de la Maison Montagut, qu’il est allé chercher à Valence. Ce sont des métiers Reading à bas, construits au cours des années 1945-1950, transformés en 1964 pour le tricotage de pulls, avec report de maille pour la réalisation de motifs ajourés. Il a également acquis, lors de ventes aux enchères, quatre métiers bord-côtes tenant grand diamètre (du constructeur français Lebocey et du constructeur allemand Mayer) dont la fabrication n’est aujourd’hui plus assurée, et qu’il a installés dans le troisième atelier de l’entreprise, à Avèze (ZA du Coudoulous), toujours dans le Gard. L’objectif est d’élargir l’offre : la société s’oriente vers une production diversifiée et haut de gamme, avec un pôle fully fashioned (bas et pull), un autre pôle de bas et collants « mode et ville » et un troisième secteur « soierie de France » (vêtement sans couture en matière naturelle).
Conclusion
Au fil des entretiens, les acteurs du « patrimoine vivant » nous ont semblé vouloir défier le temps. Ni plus, ni moins pourtant que d’autres entreprises. Conserver des machines patrimoniales et leur conférer un usage est toujours une manière de se projeter vers l’avenir. Pour ces machines, un avenir assez lointain, car même si le temps de l’industriel n’est bien sûr pas celui du conservateur – qui se doit de faire restaurer les machines protégées même après l’arrêt d’une activité –, quel musée des techniques peut se prévaloir d’un tel nombre de pièces détachées et d’une transmission aussi pérenne des savoir-faire qui s’y rattachent ? Pour L’Arsoie, l’ancrage territorial, l’identité régionale et la plus-value symbolique apportée par l’usage de machines anciennes contribuent, avec l’exigence de qualité, à construire l’image de marque et donc la marge des produits. Les savoir-faire transmis – avant leur dispersion – grâce au maintien ou à la reprise de sociétés bien ancrées dans leur bassin d’emploi à la veille de la désindustrialisation, garantissent aux entreprises une certaine autonomie. Dans la filière textile du haut-de-gamme et du luxe, l’innovation ne siège pas toujours dans une hypothétique machine neuve, plus productive, mais dans l’adaptation des machines anciennes au service d’une production traditionnelle et de nouveaux produits. Pour un marché de niche ? Relativement, mais déjà l’augmentation de la demande (en France comme à l’exportation) ou les projets d’investissements interrogent le modèle. Pour L’Arsoie, préserver le caractère unique des produits implique l’achat d’autres machines anciennes et de pièces détachées sur le marché de l’occasion. Assurément, la filière textile du haut-de-gamme et du luxe, à forte valeur symbolique, autorise-t-elle les initiatives de chefs d’entreprise attachés à l’identité de leur région. En effet, jamais l’injonction, si fréquente dans le monde industriel, à l’innovation technique et au renouvellement des équipements – à la différence de l’indispensable créativité du design des produits pour suivre ou créer la mode – ne vient infléchir la stratégie.
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