Histoire de boules

Photo Pexel : boules de Noël accrochées au sapin

Rassurez-vous, ce titre devrait être la partie la plus graveleuse de ce court billet, où je voudrais vous raconter une petite histoire. Mon histoire se passe à une époque lointaine, dans un passé révolu depuis bien longtemps. Nous nous trouvons avant que le porte-jarretelles ne fut inventé, avant même que la crinoline ne se fut imposé, en un temps où les femmes, si elles portaient robes, jupons et corsets, n’étaient pas encore tombées dans le carcan victorien. Mais mon histoire se déroule surtout loin, bien loin de ces questions de mode. Et en plus, elle concerne principalement des enfants, je laisserai donc ce sujet de côté le temps de ce billet, soyez sûrs que j’y reviendrai de toute façon tôt ou tard.

En ce temps là, l’usage s’était bien établi d’installer à la Noël, au milieu de la pièce commune — parler de « salon » serait anachronique, les familles pouvant en avoir un étant à l’époque relativement rares — au milieu de la pièce commune, donc, un sapin. Je ne sais pas s’il est utile de revenir sur la symbolique de cet arbre à ce moment précis de l’année : symbole d’éternité, de renaissance, de la permanence de la vie au moment le plus sombre de l’année. Ce sapin était, bien sûr, décoré. Pas de guirlandes électriques, leur invention allait devoir attendre un gros siècle. Pas de bougies non plus, non à cause d’un risque d’incendie mais plus à cause de leur coût prohibitif, qui ne permettait pas de les utiliser pour quelque chose d’aussi futile. Non, on utilisait de qu’on avait, et qu’il était simple de réutiliser après : on y mettait des nœuds si on avait des restes de rubans, des pommes de pin, symbolisant elles aussi la force vitale, et surtout des pommes, le fruit de l’hiver qui accompagnait les familles pendant les mois froids.

Les pommes étaient un fruit parfait pour cet usage : colorées, elle donnaient à l’arbre un côté festif. Et surtout, si tant est qu’on y mette un peu de soin, et croyez-moi, à l’époque, on l’y mettait, comme a pu me le raconter mon père qui a pourtant grandi plus d’un siècle plus tard, on pouvait les garder pendant tout l’hiver, jusqu’au retour des beaux jours. Ah, clairement, il ne s’agissait pas de nos variétés modernes, juteuses, certes, mais qui se gâtent en 2 semaines ! Et pourquoi pas des oranges, me demanderez-vous ? C’est vrai qu’il s’agit aussi d’un bien joli fruit en hiver… sauf que l’orange, elle aussi, allait mettre une grosse centaine d’années à arriver dans ces contrées. J’ai oublié de le préciser, mon histoire ne se passe pas dans un pays méditerranéen, elle se passe dans le nord-est de la France, pas tout à fait en Alsace, mais juste à côté.

Or, il advint qu’une année, celle dont je parle ici, la météo fut particulièrement mauvaise. Les orages succédèrent aux pluies pendant tout le printemps, l’été fut particulièrement chaud et sec et, si les moissons ne permirent de survivre jusqu’à l’année suivante, du côté des fruits, c’était beaucoup plus compliqué… la récolte des raisins n’autorisa rien de plus que le nécessaire pour la messe, quant aux autres fruits… rien du tout, nada, toute la région en était privée… Pas de cerises en été, même les rustiques cerises sauvages ne vinrent pas, laissant les oiseaux sur leur faim. Et bien sûr, une fois l’automne venu, pas une poire, pas une pomme pour enjoliver l’hiver à venir… le commerce, à l’époque, n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui : maintenant si une pénurie frappe une région elle ne frappe pas les régions, ou le pays voisin, il est toujours possible de faire venir ce qui manque. En ce temps là, le doux commerce n’était que balbutiant, si le train commençait à ronfler aux abords des grandes villes il n’avait pas encore rejoint ces lointaines campagnes. Dans cette région, donc, quand arriva la Noël, les réserves de pommes étaient vides, il n’y avait rien pour décorer les sapins…

La situation était gênante pour les adultes. Elle était désespérante pour les enfants : s’il n’était pas possible de décorer les sapins, est-ce que le Christkindel1 allait seulement vouloir passer et distribuer des friandises ? Ceux-ci cherchèrent des pommes, ils en cherchèrent et en cherchèrent longtemps, toute la journée, dans toutes les caves et même sur les arbres, pourtant déjà bien nus, l’hiver étant déjà arrivé. Ils en cherchèrent, et n’en trouvèrent pas. Et leurs pères, rentrant du travail le soir, les trouvèrent tous bien découragés !

— Qu’est-ce qui vous arrive, les enfants ?
— Il n’y a pas de pommes…
— Il n’y a pas de pommes ? La belle affaire, je suis sûr que votre mère saura vous préparer de bons desserts sans pommes !
— C’est que… ce n’est pas un problème de dessert…
— Ah bon ? Mais il vous les faut pour quoi, ces pommes, si ce n’est pas pour une de ces délicieuses tartes ?
— Sans pommes, on ne pourra pas décorer les sapins !
— Hmmmm… oui, c’est embêtant, effectivement…

Les pères repartirent, songeurs, et se retrouvèrent à leur atelier. Et là, une idée leur vint. C’est qu’ils étaient souffleurs de verre, ces pères là, si la nature avait refusé de donner des pommes cette année là, peut-être pourraient-ils suppléer et les créer avec leur art ? Ils se mirent de suite au travail, chauffant, soufflant, formant. Ce qui sortit de leur atelier ce soir-là, ils l’utilisèrent d’abord chez eux, pour remplacer ces fameuses pommes. Et visiblement, le Christkindel apprécia la décoration, parce-qu’il paraît que les enfants, cette année là, furent particulièrement gâtés. Un visiteur qui passa par là entre la Noël et les Rois trouva les arbres fort beaux ainsi décorés, il acheta quelques-unes de ces pommes de verre, et les proposa dans la ville voisine. Il n’eut aucun mal à trouver des gens prêts à les acheter. L’année suivante, l’atelier produisit beaucoup plus de ces boules pour décorer les sapins, et il continua à en produire les années suivantes, pendant un peu plus d’une centaine d’années, pour décorer les sapins de Noël de monde entier.

Notre histoire s’est déroulée dans les environs de la petite ville mosellane de Meisenthal2. C’était en 1859. Si j’en ai enjolivé certains passages, l’histoire de base est authentique.

  1. dans l’Est, traditionnellement les cadeaux étaient apportés aux enfants par le Saint Nicolas, j’en ai déjà parlé. Mais dans les zones ayant adopté la Réforme protestante, il n’était pas envisageable que Saint Nicolas put être chargé d’une telle tâche, la religion réformée n’admettant pas le rôles des Saints. Il a donc été remplacé à Noël par le Christkindel, littéralement, l’enfant Jésus, en général joué par une jeune fille de la commune, qui rendait visite le jour de Noël à chaque famille. ↩︎
  2. bon, en réalité, les premières boules de Noël furent soufflées dans la ville d’à côté, Goetzenbruck, mais « la vallée des mésanges », c’est tout de même plus joli, et Meisenthal a effectivement accueilli une verrerie qui a fabriqué des boules de Noël jusqu’en 1969. ↩︎


5 réponses à « Histoire de boules »

  1. Je ne dirais jamais que je prends toutes les traditions au sérieux, mais cette idée que c’est l’enfant Jésus qui livre les cadeaux, c’est un pas de trop loin pour moi. Il a grandi. Il y a même un livre à succès à propos de ça !

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    1. Je crois que j’en ai un peu entendu parler, du livre en question 😊
      Comme je le dis en note, l’idée était de conserver un côté « magique », tout en supprimant la notion du saint que les protestants n’appréciaient pas.
      Je crois avoir lu quelque part que de façon paradoxale, quand ce fameux saint est revenu sous le nom de Santa Claus, son adoption a été rapide chez les protestants, un peu moins chez les catholiques.
      Ma grande tante, née en 1922, se souvenait des visites du Chritstkindel (elle ne savait pas à l’époque qu’il s’agissait en fait… de sa grande sœur !)… et surtout de son effrayant compagnon ! C’est un sujet que je creuserai peut-être dans une prochaine période de Noël 😁
      (vous pouvez considérer cette dernière phrase comme de l’aguichage à longue durée, j’assume 😋)

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    2. Un tout petit complément : le marché de Noël de Strasbourg s’appelle, dans la langue locale, le Christkindelsmärik, soit littéralement : « le marché de l’enfant Jésus ». Strasbourg avait choisi la Réforme et était une ville protestante, jusqu’à son annexion par monsieur XIV qui a rendu sa cathédrale au culte cathodique.

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