Permettez que je fisse une hypothèse hardie : imaginez que je fus née femme. Si j’avais vécu cet étrange drame, je me serais certainement dit que le bas ou le collant parfait est celui qui est discret, qui peut-être accompagne la teinte naturelle de la peau de mes jambes, la renforce et, bien sûr, l’embellit, puisque je ne saurais être satisfaite de cette teinte naturelle. Et puis vous avez vu cet effet « peau d’orange » ? Assurément, j’eus attendu de mes bas qu’ils maquillassent ce concentré de laideur, sans nécessairement laisser deviner leur présence.
L’exercice est intéressant à deux titres : tout d’abord il me permet de jouer un peu avec l’imparfait du subjonctif, je n’ai pas eu la chance d’apprendre à l’utiliser à l’école, je lui trouve un charme désuet des plus agréables mais vous demande humblement votre indulgence si j’ai pu en rater quelques parties. Ensuite, et pour revenir au cadre de cet article, il me permet de définir ce qui, selon moi, serait la perfection pour un bas : discret, teinte légère ou en accord avec le reste de ma tenue mais pouvant être invisible, après tout je n’aimerais pas que des hordes d’hommes affamés me courent après, ni me faire traiter de tous les noms à cause de mes vêtements…

Ce bas existe depuis les années 60, environ, c’est celui qui est fabriqué sur des métiers à tisser circulaires. Avant lui, pendant environ 400 ans, les bas tissés l’étaient sur des métiers rectilignes. Ils étaient en laine, en coton, en soie ou en rayonne, puis en nylon pour les derniers sortis, ceux de monsieur XIV en costume de sacre, par exemple, étaient en soie. Le tissage à plat impose une contrainte : on récupère à la sortie de la machine une sorte d’écharpe plate, qu’il convient de fermer par une couture. Cette couture, malheureusement, sera toujours visible — eut-il été peint de dos, on pourrait voir celles du monsieur XIV dont j’ai parlé y a quelques phrases, ce qui changerait peut-être notre vision de l’individu. Je veux dire, qui aujourd’hui porte comme lui des escarpins à talons, une longue perruque et des bas, fussent-ils de soie ? Mais je m’éloigne de mon sujet principal, j’en conviens.

La couture, donc, est une relique du passé, une imperfection sur le produit. Un bas tissé à plat en présente d’autres, d’ordre technique : le long de la couture au niveau du mollet et de la cuisse, il montre deux rangées de points de diminution. Et dans le revers, un trou de décharge donnant à cette zone tout son confort. Ajoutez un prix élevé lié à des techniques de fabrication faisant la part belle au travail manuel — il est à ce jour impossible d’automatiser l’opération de fermeture du bas, qui doit être réalisée par un artisan humain —, et vous avez un produit dont on se demande qui pourrait bien le vouloir. En plus, en nylon, ce n’est pas extensible, ça finit par faire des plis, c’est disgracieux ! Dernier clou dans le cercueil : il faut impérativement un truc en plus pour qu’ils tiennent en place, un porte-jarretelles, pas toujours confortable1 !
Et c’est en effet une question que se sont posés les fabricants au début des années 60 : on fait mieux, plus personne ne voudra de ce vieux truc ! En France, un seul d’entre eux a gardé en état de marche une machine permettant de les tisser, et il pensait sérieusement la vendre à des ferrailleurs à la fin des années 90. Les choses ne se sont pas passées comme ça : ce bas tellement imparfait, en faisant un peu parler de lui, a fini par retrouver un public, un public qui se prend à ne jurer que par lui. Parce-qu’en fait, il présente, lui aussi, des éléments qui le rapprochent de la perfection : un métier linéaire est capable de varier le nombre d’aiguilles utilisées lors du tissage. Un métier circulaire, non. Donc un bas tissé sur un métier linéaire pourra utiliser 200 aiguilles pour le tissage des chevilles, et jusqu’à 1000 aiguilles pour la cuisse, un métier circulaire devra se contenter de 400 tout du long, et de former le bas après tissage. Résultat : dans un cas, on épouse parfaitement les courbes de la jambe. Dans l’autre, on les suit à peu près. Et cette couture, certes, il peut être un peu pénible de la garder droite, mais pour qui prend le temps de s’apprêter, quelle distinction !
Les choses vont même plus loin : on aime, aujourd’hui, à donner à un bas basique l’allure d’un de ces bas tissés à plat, c’est en tout cas exactement ce qu’on fait quand on leur ajoute une couture sur l’arrière. 400 ans de couture, depuis 60 ans elle n’est plus une nécessité technique, mais ces 60 ans n’ont pas su effacer tous ces siècles d’héritage ! Aujourd’hui, on trouve même ce motif de couture sur des collants auxquels il n’apporte clairement rien, si ce n’est cet intéressant aspect graphique !
Le monde des bas n’est décidément pas un monde comme les autres : l’objet qui subit le plus de contraintes techniques, l’objet imparfait part excellence, le bas à diminution dit aussi « Fully Fashionned » est celui qui est le plus recherché par les amateurs. Si vous ne comprenez pas pourquoi, essayez simplement. Alors, vous saurez !



Au vu du sujet traité dans cet article, je me suis senti obligé d'avoir recours aux photos de NylonPur pour l'illustrer comme il se doit. À l'exception du portrait de Louis XIV, bien sûr.
Pour aller plus loin
Dans cet article, j’ai esquissé l’histoire du sauvetage, en France, de la fabrication des bas à diminution. C’est un sujet dont j’ai déjà parlé par ailleurs et dont je reparlerai sans doute dans le cadre de mes articles NylonPur. Deux noms sont indissociables de ce sauvetage : celui d’Yves Riquet et celui de Serge Massal. Avec 3 entreprises : Gerbe, qui seule a su garder le savoir-faire, Sodibas qui l’a sauvé, et Cervin qui continue à le faire vivre aujourd’hui. Mais tous ces sujets, j’en parle largement ailleurs :
- sur Sodibas (et Gerbe, je pense)
- sur Cervin, mais aussi ici pour parler des machines
- sur Yves Riquet
- sur le bas à diminution
- si c’est vraiment ce que vous pensez, je vous suggère de vous abonner, et de faire un tour sur ma page « modes d’emploi » après la lecture de cet article. ↩︎

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