L’intérêt des défauts

Mon article du jour est très largement inspiré par une vidéo que j’ai vue sur YouTube (donc elle doit être vraie, non ?), où l’auteur s’interrogeait sur la restauration de Notre-Dame de Paris suite à son incendie. Le titre est volontairement provocateur, mais la vidéo elle-même m’a semblé suffisamment intéressante pour que j’en tire un article, je trouve que ça va bien dans mon thème de la semaine. Je vous la mets à la fin de l’article, si vous voulez aller plus loin, je l’ai trouvée vraiment intéressante.

Une bonne manière de mal poser la question pour la faire entrer au chausse-pied dans mon thème serait : quand on a un patrimoine physique, quel qu’il soit, qui a été usé par le passage du temps, a besoin d’une restauration, quelle serait une restauration parfaite ? Pour un tableau, la réponse est a priori simple : la restauration parfaite, c’est celle qui le ramène au dernier état laissé par le peintre. Dans le cadre d’un objet en céramique ? Là, il existe une réponse originale, j’y viendrai en fin d’article. Et en architecture ? Les débats ayant entouré la restauration de Notre-Dame fournissent un éclairage, ils ont amené sur la place publique une question que se posent tous les architectes en chef des monuments historiques : quand on parle de restaurer un bâtiment, dans quel état doit-on le rendre ? Surtout quand il s’agit d’un bâtiment aussi complexe qu’un château ou une cathédrale — sans parler d’une ville entière ! Vise-t-on l’état initial ? L’état désiré par les initiateurs du projet, en sachant qu’ils ne l’ont bien souvent jamais vu et qu’il n’a vraisemblablement jamais existé ? L’un quelconque des états intermédiaires ? Ou une sorte d’hybride, qui « fait comme si », mais n’a en fait jamais réellement existé ? Plutôt que parler de Viollet-le-Duc, qui a laissé des traces dans toute la France, laissez-moi évoquer le cas de Bobo Ebhardt.

Bobo Ebhardt était un architecte allemand du IIe Reich, qui a notamment été au service du Kaiser Guillaume II, à l’aube du XXe siècle. À cette époque, la ville de Sélestat, voulant peut-être se faire bien voir, ou alors faire quelques menues économies, avait offert à l’empereur un château en ruine qui se trouvait au sommet d’une montagne sur son territoire : le Haut-Kœnigsbourg. L’empereur a demandé à Bobo de remonter ces ruines en un château qui devait évoquer un Moyen-Âge idéalisé, rappeler à l’Alsace la prospérité qu’elle avait quand elle était au cœur du Saint Empire Romain Germanique (le Ier Reich, pour ceux qui ne suivent pas), sous les Hohenstaufen1 et les Habsbourg, et dans le même temps s’adapter aux progrès de l’artillerie de ce début de siècle. Bobo a pris sa mission très à cœur, commençant par un inventaire détaillé de toutes les traces laissées par le château dans la littérature, mais aussi par une vaste campagne de fouilles et d’étiquetage. Le problème, c’est qu’une recherche, aussi minutieuse soit-elle, ne permet pas de dire précisément quelle forme le château avait à l’origine. Dans un premier temps parce-qu’on ne sait pas de quelle origine on part : veut-on son état initial, au XIIe siècle ? Son état après le vaste remaniement du XVe siècle ? Son histoire est longue, il lui est arrivé d’être partagé entre deux familles qui l’ont coupé en deux, j’imagine qu’on ne voudra pas de cet état, mais estime-t-on qu’il était mieux au XVIIe siècle, juste avant d’être ruiné par les suédois alliés à Louis XIV2 ?

Peinture représentant le château du Haut-Kœnigsbourg en 1873, avant sa restauration.

Avant de commencer le chantier, il a fallu convaincre ceux qui estimaient que cette impressionnante ruine était si romantique, il serait dommage de la gâcher ! Ensuite, il a fallu choisir une période, le choix s’est porté sur un état tel qu’il avait pu être en 1500. De nombreux autres ont dû être faits tout au long de ce chantier : comment reconstruire les portes, comment se plaçaient les tours, comment étaient organisés les logis, le donjon était-il circulaire ou carré ? Cette dernière question a fait par elle-même couler beaucoup d’encre, avant que Bobo ne tranche pour un donjon carré. Pour l’organisation interne, quiconque a visité un château en ruine peut imaginer à quel point la tâche est complexe : quand il ne reste que les murs extérieurs et les traces des poutres qui soutenaient les planchers, il convient d’imaginer tout le reste. Si placer les cuisines et leur réserve n’est a priori pas trop compliqué — cherchez l’évier et les évacuations d’eau —, pour le reste une large part est laissée à l’imagination. Avec bien sûr la nécessité de répondre aux questions pratiques de son époque : il va sans dire que les appartements de l’Empereur devaient proposer tout le confort moderne de leur temps. Du côté français, on retrouve le même type de contrainte à Pierrefonds.

Photo du donjon du Haut Kœnigsbourg et de la plaine d'Alsace vus depuis le chemin de ronde du château - photo Rolf Kranz, CC BY-SA 4.0 via wikimedia commons.

Le résultat ? Si on fait abstraction des symboles rappelant Guillaume II, omniprésents, on se retrouve avec un château restauré dans un état qui n’a clairement jamais existé, mais qui est considéré comme plausible par les historiens d’aujourd’hui. Ebhardt a eu le bon goût de permettre aux spécialistes de distinguer les parties originales des parties qu’il a reconstruites — Viollet-le-Duc n’a pas eu ce type de prévenance dans ses tentatives de recréer un Moyen-Âge tel qu’il se l’imaginait.

Cette idée de rendre évident que le lieu, l’objet a été restauré, est une part essentielle de l’art du Kintsugi. Il s’agit d’un type de poterie où l’objet est brisé, par accident ou volontairement, je ne sais pas, et où les morceaux sont recollés avec une fine couche d’or. Le résultat est au minimum intéressant, il permet là aussi de savoir au premier coup d’œil qu’une intervention a eu lieu — dans ce cas précis, c’est même cette intervention qui donne son intérêt à l’objet. Il y perd sa perfection initiale… mais il y gagne en contrepartie un supplément d’âme !

La vidéo YouTube dont j’ai parlé en incipit :

Malheureusement je n'ai pas réussi à retrouver mes photos personnelles du Haut-Kœnigsbourg, je me suis donc rabattu sur certaines des photos disponibles sur la page wikipedia qui traite du château.
Il n'est pas exclus que je reparle de ce château dans un futur article du dimanche. Si vous voulez l'admirer en images, il sert de décor au film « La Grande Illusion » de Jean Renoir.
Les photos de kintsugi sont des photos personnelles, que j'ai prises lors de ma visite du musée de la Manufacture de Sèvres.
  1. dont le représentant le plus célèbre, Frédéric Barberousse, a laissé un palais impérial dans la capitale de la Basse Alsace,Haguenau… palais dont les français n’ont pas laissé deux pierres l’une sur l’autre quand ils ont pris la ville, il ne fallait pas faire d’ombre à Versailles ! ↩︎
  2. décidément, il est toujours dans les mauvais coups, celui-là ! ↩︎


2 réponses à « L’intérêt des défauts »

  1. Pour la cathédrale, l’encre n’a pas fini d’être utilisée…
    Une petite idée de ce à quoi pourrait ressembler Notre-Dame de Paris anciennement, est visible à Mantes la Jolie (ville de mon enfance).
    La cathédrale y est relativement dans son jus d’origine si on peut dire, si on excepte une des tours (la Sud je crois), détruite en 1944 durant les bombardements de la ville par les alliés, et reconstruite à l’identique de sa voisine Nord.
    Un spécialiste serait vous en dire plus sur elle ^^

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    1. Si vous avez le temps n’hésitez pas à regarder la vidéo que j’ai incluse, j’avoue qu’elle a très largement changé ma manière de voir les choses — il était évident pour moi qu’après l’incendie elle devait être reconstruite « à l’identique », sauf que cet identique, il n’existe pas : les arbres qui avaient servi à construire la charpente qui a brûlé avaient été plantés à l’époque de Charlemagne, ils avaient eu des décennies pour sécher, ce qui a brûlé était inestimable.
      Dans ce contexte, s’il me semble évident que l’idée d’un restaurant panoramique sur le toit est plus que ridicule, je me prends à penser qu’une reconstruction qui n’efface rien du drame n’aurait en fait pas été si mal. Quant à la forme qu’aurait prise cette restauration, permettez que je botte en touche 😉
      Après tout, relisez les débats des années 1880 : « Quoi ? C’est cette horreur que les Français ont trouvée pour nous donner une idée de leur goût si fort vantée ? ». On peut dire que ces beaux esprits ont, devant la postérité, un peu perdu leur bataille…

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