La fin d’un géant

Je ne sais plus si j’ai déjà évoqué le sujet, ou si j’ai juste pensé à l’évoquer : dans mes jeunes années, une promenade à pied dans une ville me plongeait dans une impression de vertige sans fond. Je ne sais pas si l’expression est légitime, je l’utilise pour indiquer que cette promenade me faisait effleurer l’idée de l’infini. Comment ? Très bêtement en m’immergeant dans l’idée que chacune des lumières que je voyais à chacune de ces fenêtres, chacune de ces pièces éclairées représentait une famille, des personnes, des vies que, peut-être, je ne croiserai jamais après cette fugitive vision. Une vie, avec tous ses rêves, ses espoirs, ses sourires, ses amitiés, ses défis : derrière telle fenêtre, une étudiante qui préparait un concours, ici un jeune couple attendant son premier enfant, là une vie bien remplie qui se préparait à quitter la scène, et dans l’intervalle toutes les nuances, toutes les subtilités qui font l’humanité.

Quant un immeuble est vidé, trop vieux, trop vétuste, plus aux normes, les vies qu’il a pu abriter continuent à y résonner. Là, des gens sont nés, des gens se sont installés avec des espoirs, ces espoirs ont ou se concrétiser, ou être déçus, ces vies ont pu être belles, simples, heureuses, ou difficiles, chargées de nuages, pleines d’adversité, elles restent dans les lieux qui les ont abrités, quand on sait quoi chercher on peut les retrouver. Je pense simplement à des traces ou des encoches sur une porte, qui montrent qu’un enfant a grandi, ça peut être un papier peint complètement démodé aujourd’hui, motif géométrique marron sur fond orange avec des pois verts, une tasse ou une assiette oubliée, peut-être une fenêtre cassée. Plus tard, s’ils en ont la possibilité, des taggueurs vont ajouter leur signature, certains donneront au lieu un véritable intérêt artistique, qui sait…

Et puis un jour, un nouveau projet viendra, cet immeuble qui était là doit disparaître, faire place nette : un nouvel immeuble sera construit à sa place — ne nous leurrons pas, en région parisienne, on construit finalement assez peu de parcs. Alors, il faut détruire : on amène des machines qui vont attaquer le vieil immeuble, le dévorer pièce par pièce, morceau par morceau, chaque petit bout emmenant un peu de ces vies qui se sont épanouies ici. Jusqu’à ce qu’il ne reste finalement plus rien de tout ça : un tas de cailloux, lui-même vite emmené. Plus tard, peut-être, des adultes passeront à cet endroit et diront à leurs enfants, à leurs petits enfants : « jadis, au lieu de l’immeuble que voici, c’était un géant qui s’élevait, il était long, il était haut, le dimanche on sentait des odeurs de cuisine, de toutes les cuisines dans les couloirs, les familles s’appelaient d’un appartement à l’autre, jadis, j’ai grandi dans ce géant de béton ».

Mais d’abord, le géant doit partir, avec tous ses souvenirs…



6 réponses à « La fin d’un géant »

  1. Une partie de la Résidence des Alouettes, Route de St Germain…
    Avec ma compagne, nous avons découvert ce petit quartier qu’il y a deux ans, à l’occasion d’un foodtruck (ou plutôt container…) « local » avec des cuisinières de la Résidence, des Mamas (et quelques Papas aussi) de toutes origines, mais dont les repas étaient des délices !
    Voyage gustatif et ambiance assurée ^^
    Nous avions beaucoup aimé, et on surveille de temps à autre, si le foodtruck revient.

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  2. Soit pour obligation professionnelle, soit parce que le GPS m’indique cette route, je ne faisais que passer devant, depuis mon installation à Sartrouville.
    Mais ce n’est pas parce que je n’étais arrêté au feu rouge que je n’observais pas.
    Et suivant les heures, on voit très bien cette vie que vous avez si bien décrite.

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  3. Bel hommage à ces immeubles qui furent lieux de vies…

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    1. Merci, je vois celui-ci très régulièrement, j’habite tout près — j’ai profité de ce chantier pour remettre en service le vieil appareil photo Lubitel donné par mon père, quand j’aurai fini la pellicule on verra bien ce que ça donnera 😊
      Le seul truc un peu triste, c’est qu’il est impossible d’aller au plus près… bon, ça se comprend aussi ! J’étais à Lyon à l’époque où ont été détruites les grandes barres de la Duchère, c’était un peu différent : là-bas, ils ont pu les miner, c’était allé beaucoup plus vite. Mais c’était moins sympa pour les photographes !

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  4. Ça me rappelle les implosions des hôtels de Las Vegas des années 60, presque tous détruits pendant les années 90 et 00 pour rendre place aux géants de nos jours. Pourtant, il y avait de l’histoire derrière chacun — le Stardust ici était le lieu d’un film de James Bond, et a vu des représentations des Four Tops et de Wayne Newton, tout disparu sans trace :
    https://m.youtube.com/watch?v=SDU38zIHi2s

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    1. Visiblement, les artificiers se sont bien amusés !
      En France, on ne considère pas ces immeubles comme du patrimoine, sauf cas très particuliers (je pense que la Cité Radieuse de Le Corbusier est dans cette catégorie, ou les ensembles du Havre ou de Meudon-la-Forêt — j’aime bien ce dernier quartier). Donc on détruit : trop grand, trop incontrôlable, parfois trop cher à mettre aux normes actuelles, ce sont des barres qui ont été construites vite et pas toujours très bien, d’où l’idée que j’évoque qu’on y vivait avec ses voisins. Les immeubles dont je parle dans l’article devaient aussi contenir de l’amiante, au vu du chantier de démolition. Et puis, ça libère de la place pour vendre du neuf (plus cher)…

      La fameuse barre de la Duchère dont j’ai parlé était un immeuble bien plus grand, apparemment de 330 logements (1000 sur 3 immeubles). Des vidéos sont disponibles ici :

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