Qu’on le veuille ou non, les programmes qu’on qualifie « d’intelligences artificielles » sont là, installées dans le paysage. Elles génèrent des images, des textes, des vidéos. Des informations, vraies ou fausses, réelles ou hallucinées. Avec un seul moyen, une seule arme pour distinguer le vrai du faux, le réel du synthétique : notre esprit critique, notre capacité d’observation. Oh, on peut compter sur les grandes entreprises derrière ces systèmes pour essayer de mettre en place des moyens automatiques pour détecter les produits de ces programmes. Pour le bien de l’humanité ? Me prendrez-vous pour un cynique aigri si je vous dis que ce n’est certainement pas le cas ? Bon, ce n’est pas vraiment le sujet dont je voulais parler ici, permettez que je le garde pour plus tard, aujourd’hui on en est à l’usage de notre esprit critique.
Contrairement à l’usage pour mes billets du lundi, j’ai illustré cet article avec une photo de femmes portant des bas. Cette photo, les personnes qui fréquentent ces milieux depuis quelques temps la connaissent sans doute. Pour les autres, je vous invite à faire une pause, à examiner attentivement l’image, et si vous le voulez bien à me dire dans les commentaires si c’est, selon vous, une création IA ou non. Exceptionnellement, je découpe cet article pour vous permettre de ne pas continuer involontairement.
De façon étrange, cette image a donc déchaîné les passions sur un des groupes Facebook où elle a été partagée : certains estimaient qu’elle ne pouvait qu’être le résultat d’un calcul d’IA, d’autres qu’il s’agit bien d’une photographie. Quels étaient les arguments en faveur de l’IA ? En regardant bien, les mains semblent correctes, par rapport aux modèles et à leur voisinage immédiat il n’y a pas de rupture de continuité du fond (souvenez-vous de la plinthe évoquée dans cet article), globalement il n’y a pas d’incohérence évidente. On peut en trouver éventuellement dans le contenu : on a deux femmes qui portent une tenue assez classe, dont il est permis de penser qu’elle pourrait être ancienne — certains commentateurs n’ont d’ailleurs pas pu s’empêcher de dire que : « ah, oui, à l’époque, on savait s’habiller ! ». J’en ai vu un qui estimait, au vu de leurs vêtements, que la photo datait des années 30 — deux éléments factuels prouvent que ce n’est pas le cas : le port de bas nylon (arrivés en France à la Libération) et la présence de talons aiguille (apparus dans les années 30, mais devenus praticables 20 ans plus tard). Par contre, en décalage avec cette tenue des femmes, les voitures qu’on devine dans le flou de l’arrière plan n’ont rien d’ancien : on a à gauche une calandre de Citroën qui est encore en usage aujourd’hui.
Autre reproche fait à cette image : une personne a estimé louche que les deux femmes portent des chaussures identiques. Et puis, les talons finissent en « bouillie de pixels », c’est typique des IA ! Mentionnons aussi « les reflets complètement incohérents » et « la jupe qui disparaît dans le nulle part ». Enfin, il est évident qu’un vrai photographe aurait attendu que les voitures sortent du cadre avant d’appuyer sur le déclencheur (ou aurait utilisé une IA en retouche pour les supprimer et avoir la photo parfaite…?). Dernier argument que j’ai vu : l’argument d’autorité. « Moi, monsieur, je travaille beaucoup avec des IA, je sais donc reconnaître leurs images quand j’en vois une, et celle-ci en est une ! ». Imparable ! Faut-il s’incliner pour autant ?
Un des moyens de vérifier consiste à rechercher l’image : si on trouve une page qui la mentionne, datant d’avant la généralisation des IA, on devrait être bons ! Problème de cette méthode : elle donne surtout des résultats issus de Pinterest, qui ne donne pas la date à laquelle une image a été mise en ligne, ou X qui ne permet pas de faire des recherches simplement. Oh, on la trouve bien sur quelques forums, mais les posts les plus anciens datent de mi-2022, après la mise à disposition au grand public de Dall-E. Cet argument n’est donc pas recevable.
En fait, l’indice le plus important se trouvait dans la réponse au premier commentaire de l’image, qui demandait simplement d’où elle venait : quelqu’un avait répondu que cette image était issue d’une ancienne campagne Cervin, disait qu’il s’agissait bien d’une vraie photo1 et qu’elle avait sans doute été prise par Céline Andréa ou Stéphane Perruchon. Ce dernier a répondu pour dire qu’elle n’était pas de lui, reste l’hypothèse Céline Andréa, dont le compte Instagram m’a semblé très sympathique.
Compte très sympathique, peut-être, mais pas déterminant non plus2 : cette photo n’y est pas. Par contre, je me suis plongé dans le compte de Cervin. Et là, j’ai fini par retrouver l’originale. Elle n’est pas en noir et blanc3, celui-ci résulte d’une retouche, mais elle est bien là4. Et elle a été postée sur ce compte le 7 décembre 2019, bien avant qu’on ne parle d’IA génératives. Il ne s’agit donc pas d’une image, mais d’une photo. Celle qu’on trouve sur Instagram donne en prime toutes les informations utiles : la photographe est bien Céline Andréa, les modèles sont Joséphine Lecar et Noémie Mazella5. La voici, pour celles et ceux qui n’ont pas de compte Instagram :

Quel bilan tirer de cet épisode ? J’ai l’impression que les IA ont tendance à nous rendre paranoïaque : on commence à en voir un peu partout, du coup on se met à croire que tout ce qu’on voit en ligne est issu d’un délire algorithmique, en prenant le moindre prétexte, le moindre détail pour une imprécision forcément suspecte — regardez par exemple cette ligne près des chaussures de la femme assise… hmmm… suspecte ! Sauf qu’en connaissant un peu la gamme du fabricant, on se rend compte qu’il s’agit de bas So!!.
C’est bien de rester critique, mais je crois qu’avant d’affirmer quoi que ce soit, il convient de plus en plus de douter, de bien examiner l’image, voire d’être capable de retracer son historique en ligne. En se disant bien que si cette image a été « sauvée » par sa date de parution initiale, dans le futur ça sera peut-être de moins en moins le cas… Enfin, ça, c’est s’il importe pour vous de deviner si une image vient d’une IA ou non, dans le cas contraire ne vous prenez pas la tête !
Tenez, petit jeu : saurez-vous deviner de quoi il retourne pour celle-ci, trouvée sur Facebook aussi, sans aucune mention spécifique ? N’hésitez pas à répondre en commentaire en expliquant vos raisons, ou en privé par e-mail / Message privé sur Facebook ou Instagram !

- quel intérêt pour Cervin de générer leurs campagnes avec de l’IA…? Moi qui galère à générer juste une jarretelle et qui dois systématiquement dessiner la couture des bas à la main quand j’arrive à avoir un bas, je me pose la question ! ↩︎
- … et pour cause : le compte apparemment utilisé au moment de la prise de cette photo semble avoir été vidé depuis. ↩︎
- ce qui explique le peu d’efficacité de la recherche d’images : la même recherche lancée sur la version « couleur » de la photo renvoie des résultats plus anciens, antérieurs à l’avènement des IA génératives. ↩︎
- de même, au passage, que beaucoup d’autres photos que j’ai pu trouver à droite et à gauche et partager sur Facebook, je crois que j’y piocherai de temps en temps pour ici, en précisant à chaque fois l’origine, bien sûr ! ↩︎
- je demande votre indulgence si j’ai écorché l’un ou l’autre nom, Cervin ne donne que leur id. Instagram — c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’ai pas mentionné la personne qui s’est occupée des coiffures, précisée elle aussi sur le billet original. ↩︎


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