C’est étrange : tout au long du XXe siècle les femmes se sont battues pour avoir le droit de s’habiller comme elles le veulent. Le port du pantalon était pour elles considéré comme impensable en 1900, les rares adeptes du bloomer étaient vues comme des bêtes de foire. Dans les années 40, Marlène Dietrich faisait scandale en apparaissant vêtue d’un costume. Dans les années 50, Coco Chanel s’insurgeait contre l’idée que les femmes puissent porter le pantalon en soirée. Avant que toutes les digues ne sautent : dès les années 70, les femmes ont pu porter ce qui leur plaisait. La mini-jupe était entrée dans les mœurs et ne choquait plus que quelques milieux particulièrement traditionalistes, et le pantalon avait fait son entrée dans le vestiaire normal de toute femme.
Pourtant, malgré cette liberté qui semble totale, une tyrannie subsiste, insidieuse parce-que non exprimée, et pourtant bien réelle : celle des regards. Le jugement rendu sera immédiat et implacable : elle aurait pu faire un effort de coiffure, c’est quoi ce maquillage à la truelle, et puis franchement, ce haut, il la boudine, non ? Quant à ses jambes, non mais là, c’est le pompon, quelle salope, elle veut allumer tout le quartier ou quoi ? Pitié… Stop… N’en jetez plus, la coupe est pleine, la barque est sur le point de chavirer !
Cette fille, cette femme, vous ne la connaissez pas, vous ne savez pas d’où elle vient, vous ne savez pas où elle va, vous ne savez pas qui elle est, qu’est-ce qui vous permet de la juger comme ça ? Mais en fait, c’est précisément pour cette raison que vous la jugez : vous ne la connaissez pas. Si vous la connaissiez, vous sauriez qu’en fait elle est adorable, toujours souriante, le cœur sur la main. Ou pas, mais on s’en fiche à ce stade. Enfin, sauf, si vous êtes vous-même une femme, quand elle s’approche de votre mec. À ce moment la tigresse en vous reprend un peu le dessus, c’est humain, on vous comprend. Enfin, à ce détail près qu’elle n’a aucune chance par rapport au mec en question et que vous le savez, mais bon, ça vous permet de lui rappeler quelques petits détails à travers une jolie crise de jalousie, ce n’est pas bien méchant. Mais sinon, rien à dire.
Le problème touche aussi les hommes, permettez que je ne sois pas naïf, pour une fois… mais un homme, on le traitera rarement de salope à cause de ses vêtements, le jugement sera par défaut plus clément – sauf tenue tellement hors norme qu’il est impossible de l’ignorer, une mini-jupe, par exemple. Ou un maillot de bain en ville. L’effet du patriarcat, évidemment, on l’a tellement intégré qu’on l’oublie mais il est là, toujours à la lisière de notre regard, comme cet œil qui regardait Caïn jusque dans la tombe. Le coupable ultime. Avec l’homme blanc hétérosexuel européen de plus de 40 ans, qui le porte avec lui où qu’il aille. C’est pratique d’avoir un coupable, ça évite de se poser des questions, c’est confortable. Sérieusement, il faudrait peut-être réfléchir un peu plus loin que le slogan, histoire de pouvoir avancer un peu. Les causes sont beaucoup plus complexes, elles ne peuvent pas être capturées en un seul mot, d’autant plus que ce mot, chez les fameux coupables habituels, perd de plus en plus de sa substance. S’il existe encore c’est plutôt chez d’autres où on va le valoriser au nom d’une prétendue « diversité culturelle » et d’un « droit des minorités opprimées ».
Toute ironie mise à part (j’espère que vous l’avez bien sentie dans le chapitre précédent…), je pense qu’il faudra que je creuse l’idée du Patriarcat et de son application en Occident, j’ai peur toutefois que ce point m’amène beaucoup trop loin en dehors du cadre de l’article en cours, et que ma réflexion a besoin d’être approfondie pour ne pas écrire trop de bêtises, permettez donc que je le laisse de côté, j’ai en projet une série d’articles qui pourrait me permettre d’en explorer certains tenants et aboutissants. Revenons à la situation présente.
2025. Certaines femmes, en France, se posent encore la question de comment elles vont être vues si elles s’habillent d’une certaine manière, elles se brident volontairement pour ne pas paraître… ne pas paraître quoi, au fait ? Pour se protéger, éviter les agressions, les remarques. Il y a 60 ans, certaines brûlaient leur soutien-gorge pour affirmer leur liberté, aujourd’hui certaines hésitent à ne pas en porter, trouvent gênant les regards qui se posent sur elles quand elles n’en portent pas. Ça sort d’où, cette histoire ? Quand elles sont jeunes, on peut mettre ça sur le compte de l’âge, du manque de maturité, du manque d’assurance. Elles n’osent pas encore sortir de leur cocon. Il faut bien que jeunesse se passe… Le problème, c’est que certaines y passeront toute leur vie…
Mesdames, vous avez conquis la liberté de porter ce que vous voulez. Ne vous posez pas de question. Usez-en ! Et, par ces temps où le mercure remonte, ayez une pensée émue et amusée — vous en avez le droit aussi — pour ces pauvres bonshommes qui se trouvent coincés au bureau ou dans les transports en commun avec des pantalons bien chauds et des chaussures fermées, faute d’avoir fait le même travail que vous !
La photo d'illustration de l'article est tirée de Wikimedia Commons. Elle a été prise par le photographe Paul Cwojdzinski en mai 1933. Elle y est diffusée sous les informations d'attribution suivantes :
Attribution: Bundesarchiv, Bild 102-14627 / CC-BY-SA 3.0

Répondre à Anagrys Annuler la réponse.