Un article tiré du hors-série numéro 39 du Nouvel Observateur, intitulé « La Pudeur », rédigé par Marie Simon. Il a été capturé sur le site internet du journal en 2004. Je l'ai cherché sur ce site avant de le republier, sans succès. S'il s'y trouve je vous prierai de me partager le lien, je le mettrai à jour ici.
Pendant des siècles, la bienséance s’accommoda de fesses tout à fait nues sous les jupes et réserva le pantalon, ancêtre de la culotte, aux femmes légères et aux petites filles.
Trois fois rien, éparpillés sur notre corps, nos dessous ont beau clamer leur modestie, leur force évocatrice contredit leur terminologie réductrice de sous-vêtements. Base du dessus, ils participent aux bouleversements de l’apparence féminine, modèlent corps et âme. Ils furent révélateurs de l’ombre. Cette mode fin de siècle les fait éclater en pleine lumière, bousculant les codes de la décence. Sous-vêtements, vêtements ou accessoires, garde-corps ou garde-robe, leur statut devient trouble. Désassortis : haut et bas de couleurs différentes. Individualisés : soutien-gorge affiché et culotte cachée. Désorganisés : jarretelles sur coton candide. Sens dessus dessous, ils déroutent et subjuguent.
« … [Les] seins de la belle inconnue/Dardés sous le crêpe des significations parfaites » (« Tournesol », d’André Breton), laisseraient croire que leur langage est limpide. Un simple coup d’œil suffirait alors au travers de l’enveloppe vestimentaire ou du registre des clichés affriolants pour associer à la façon des dominos les dessous et leurs correspondances sur l’échelle qui va de la pudeur à l’impudeur. C’est sans compter sur les volte-face de la mode et l’inconstance de l’âme humaine. Le seul sentiment de la couleur ne cesse de varier sur la gamme chromatique des convenances. Pour la puritaine américaine de la côte Est, le noir a encore des relents d’indécence. La transparence, elle, est bannie par la morale nippone.
Qui ne s’étonnerait de cette assertion selon laquelle la bienséance, pendant des siècles, s’accommoda de fesses tout à fait nues sous les jupes ? Les femmes vertueuses allaient sans culotte ; pis, le pantalon (ancêtre de celle-ci) était, au début du XIXe siècle, réservé aux femmes légères et… aux petites filles. Quand, au rythme des valses, du cancan ou du quadrille, les crinolines s’envolèrent, le pantalon devint indispensable, car, comme l’annonçait un écriteau grivois au bal Solférino du camp de Châlons : « Les dames qui n’ont pas de pantalon sont priées de ne pas lever la jambe plus haut que la ceinture ». Son ampleur immaculée satisfaisait la pudeur, mais ses frous-frous et surtout la question de savoir s’il était fermé ou fendu stimulait la sexualité. La lingerie a alors un pouvoir érotique puissant. La progression est lente avant l’absolue nudité. La femme comme il faut est caparaçonnée1 dans sa chemise, son corset, son cache-corset, son pantalon, ses jupons, sa cage (la crinoline) ou les armatures de son faux-cul.
En un siècle, la lingerie a connu des bouleversements intenses : la carapace s’est démantelée en pièces détachées. De l’encombrement on est passé au confort et à la légèreté, du laçage au moulage, de l’opacité à la translucidité puis à la transparence. « L’histoire assise en train de coudre », comme le disait joliment Jean Cocteau, assembla, au fil des progrès techniques (de l’apparition de la machine à coudre à celle du Lastex, du Nylon, du Lycra…), les dévoilements progressifs du corps, les changements de sa perception et de la sexualité.
L’évolution sociale des femmes, la bicyclette, le tango vont dégager le corps au lendemain de la Première Guerre mondiale. Dans les années vingt, la gaine remplace le corset et le soutien-gorge apparaît. Les jupes raccourcissent, les jambes se dévoilent sous les bas de couleur chair. Le genou est découvert en 1925. Scandale ! L’archevêque de Naples interprète le tremblement de terre qui dévaste Amalfi2 comme le résultat du courroux divin devant cette impudeur.

La garçonne suscite la même désapprobation. Son indécence est de s’inspirer du vestiaire masculin. Son soutien-gorge est un « aplatisseur » destiné à effacer ses seins, ses bas sont roulés sur des jarretières autour du genou (presque comme des chaussettes), son pyjama remplace la chemise de nuit. Cette masculinité choque tout autant que le pantalon autrefois.
Dès les années trente, la lingerie galbe de nouveau le corps. On invente les bonnets pour les soutiens-gorge et l’élasticité des gaines devient plus performante. Les décennies suivantes dessineront diverses courbes concentrées tour à tour sur la taille, les hanches, la poitrine, les fesses… La pratique des sports se répand, imposant l’idéal d’un corps musclé. À cette nouvelle perception du corps répond une découverte de la peau. À l’instar des joueuses de tennis qui adoptent le short et osent jouer jambes nues, au grand dam des puritains, les femmes abandonnent leurs bas pour des socquettes. Le bronzage, autrefois signe distinctif du peuple laborieux, devient une distinction.
Les années soixante et soixante-dix franchissent une étape supplémentaire dans la dénudation : les premiers monokinis et les seins nus paradent en 1964, la mini dévoile les cuisses l’année suivante. Avec le mouvement hippie le corps s’expose. La lingerie doit aussi se mettre au diapason des nouvelles revendications féminines : « La femme moderne entend rejeter […] l’ensemble des tabous sexuels qui ont fait d’elle une esclave. Elle veut que ses propres pulsions sexuelles, ses désirs soient choses reconnues et admises comme normales. Elle doit donc pouvoir montrer son corps, le mettre en valeur tel qu’il est et non pas en fonction de trucages vestimentaires », déclare le couturier Courrèges. L’adolescente est le nouveau modèle, et valsent soutiens-gorge3, bas, combinaisons. Le panty, le collant, les soutiens-gorge moulés collent au corps. La lingerie devient une seconde peau. Le pantalon (de dessus cette fois) réduit les dessous à un minislip et des chaussettes.

La lingerie dite « de séduction » revient dans les années quatre-vingt et son rôle érotique est clairement énoncé dans la publicité. La campagne « Aubade pour un homme » représentant une femme en dessous, la main d’un homme ostensiblement posée sur sa cuisse, est censurée par Yvette Roudy et le ministère des Droits de la Femme, en 1983. Cependant, l’image de la femme transmise par la lingerie ne cesse de se brouiller, les dessous s’éparpillent : séduction, sport, fonctionnalité, minimalisme… les femmes ont d’autres choix que ceux de « la maman ou la putain ». Les stratèges de la communication préfèrent parler d’une femme captée dans plusieurs instants de sa vie plutôt que de styles de femmes. L’ambiguïté juvénile et androgyne redéfinit les codes de la décence et de l’indécence.
À l’aube du troisième millénaire, où se réfugie la pudeur quand nos dessous dévoilent le corps, s’exposent, s’arrogent un pouvoir sexuel qu’ils n’ont pas toujours ? Elle s’en va se poser sur notre peau. La lingerie de demain sera invisible et cosmétique, dit-on, les microfibres permettant d’effacer les coutures et de coller parfaitement à la peau, le Lycra (aidé de quelques discrets paddings) assurant le maintien. Car l’idéal d’un corps mince et ferme impose plus que jamais ses diktats et le modelage de la silhouette reste la règle, même s’il s’agit d’arrondir ses fesses ou ses seins et non plus de se serrer la taille.
À notre époque où les interventions sur la peau – bronzage, épilation, chirurgie esthétique, tatouage, piercing – se multiplient, la lingerie veut se rapprocher du maquillage, confondre peau et enveloppe. Auréoler ses jambes de lumière, lisser les reliefs celluliteux, évacuer ses hontes (par des matières anti-bactéries, antiperspirantes), tonifier, lifter semblent une nouvelle sublimation du corps. Camoufler les défauts, effacer la vie, avoir une peau lisse, repassée, c’est se construire un nouveau masque. La pudeur s’exprime dans l’invisibilité, une nouvelle retenue de notre âme qui ne doit pas franchir la frontière de notre peau : rongeur émotive, taches psychosomatiques sont désormais indécents. Aussi rêvons d’une carnation couturière pour voler notre âme à fleur de peau.
Deux photos NylonPur, et une d'une origine un peu plus douteuse (Pinterest, si je ne m'abuse4), dont le style me semble correspondre assez bien à ce qui est décrit dans l'article à ce moment-là.
- j’ai un aveu à vous faire : il m’a fallu plus de 40 ans pour réaliser que le bon mot est « caparaçonné » et non « carapaçonné », qui était présent dans l’article original. Une fois n’est pas coutume : merci à la correction automatique ! ↩︎
- peut-être celui de 1930…? ↩︎
- ce pluriel n’est pas clair, il semble que « soutiens-gorge » ou « soutiens-gorges » sont tous les deux admis ↩︎
- ce qui, au passage, n’autorise pas par défaut la réutilisation, mais j’ai donné à celle-ci le bénéfice de son ancienneté. ↩︎

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